Une publication dans Scientific Reports

L’augmentation de la glace de mer modifie les habitudes alimentaires des invertébrés



Pycnogonides et étoiles de mer vivant dans la zone échantillonnée au large de la station océanographique Dumont d'Urville (- 20m) (Terre Adélie, ANtarctique) ©Philip Jane

Alors que les températures atteignent des records partout dans le monde et que l’on s’inquiète de la rapidité de fonte de la calotte glacière du Groenland, dans certaines parties de l’Antarctique de l’Est, on connaît un phénomène tout autre : la couverture de glace de mer tend à augmenter et à entrainer des modifications des comportements alimentaires des organismes y vivant. C’est ce que démontre une étude récente menée par des chercheurs de l’Unité de recherche FOCUS (Faculté de Sciences) et publiée dans Scientific Reports (1).

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Antarctique abrite l'une des biodiversités marines les plus riches de notre planète. Les espèces qui y vivent doivent faire face à des conditions environnementales extrêmes, mais stables, telles que des températures très basses ou une saisonnalité intense. Ces conditions ont probablement persisté pendant la majeure partie du dernier million d’années, et pourraient avoir été un facteur déterminant dans l'histoire de l'évolution de la faune antarctique. La stabilité environnementale en Antarctique est aujourd’hui menacée par les changements climatiques, qui ont des impacts rapides et contrastés sur l’Océan Austral. Alors que la Péninsule Antarctique est l'une des régions du monde où le réchauffement est le plus rapide, entraînant une diminution de la couverture de glace de mer, cette dernière tend paradoxalement à augmenter dans certaines parties de l'Antarctique oriental, comme la Terre Adélie. Cette tendance, certainement liée aux phénomènes complexes ayant lieu en Antarctique, entraine des modifications du comportement alimentaire des organismes y évoluant, parmi lesquelles les éponges, les bivalves, les étoiles de mer, les oursins ou encore les concombres de mer.

Sous la supervision de Gilles Lepoint (chercheur qualifié FNRS), Loïc Michel, post-doctorant BELSPO au sein du Laboratoire d’Océanologie Biologique (Unité de recherches FOCUS/Faculté des Sciences) s’est rendu à la station de recherche Dumont – d’Urville de l’Institut Polaire Français Paul-Emile Victor (IPEV) lors de l’été austral de 2014-2015. Habituellement, durant l’été austral, les eaux environnant la station sont libres de glace de mer, suite au phénomène de débâcle. Cependant, au cours de certaines des dernières années (notamment en 2013-2014 et 2014-2015), cette débâcle estivale n’a pas eu lieu, et une épaisse couche de banquise (plus de deux mètres au moment de l’échantillonnage) est restée présente durant tout l’été.

Les données récoltées lors de ce séjour de recherche démontrent bien que l’absence de débâcle a de profondes conséquences sur le fonctionnement du réseau alimentaire présent à proximité de la station. « Afin de comprendre les implications écologiques des changements environnementaux, nous avons étudié la structure du réseau trophique benthique sur les côtes de Terre Adélie lors d'un événement de couverture de glace de mer exceptionnellement élevée (c'est-à-dire deux étés austral successifs sans débâcle saisonnière) explique Loïc Michel, premier auteur de l’article scientifique publié dans Scientific Reports (1). Nous avons réalisé des analyses isotopiques* sur des éléments d’intérêts tels que le carbone, l’azote et le soufre afin de construire des modèles écologiques et étudier les habitudes alimentaires des macroinvertébrés. » Au total, 28 taxons couvrant la plupart des groupes d'animaux évoluant dans la région ont été étudiés. Les résultats obtenus par les chercheurs indiquent clairement que l'absence de débâcle saisonnière a profondément influencé les réseaux trophiques benthiques.

« La persistance de glace de mer d’un côté du continent Antarctique, et l’importance de la fonte des glaces de l’autre, reprend Gilles Lepoint, pourrait entraîner un changement de phase au sein des écosystèmes marins côtiers, amenant les organismes qui les peuplent à devoir continuellement s’adapter pour survivre aux changements climatiques qui s’opèrent dans le réseau trophique. Cela pourrait également induire des changements radicaux dans la structure du réseau trophique et avoir un impact sur les communautés benthiques. » Face à des changements environnementaux aussi importants, ces animaux, dont les capacités de migration sont limitées, ne peuvent en effet que s'adapter ou disparaître.

Les chercheurs estiment qu’à plus long terme, la capacité des invertébrés de l'Antarctique à modifier leurs habitudes alimentaires en fonction des conditions environnementales pourrait faciliter leur adaptation aux changements environnementaux futurs. Toutefois, les nouvelles conditions dans lesquelles les animaux vivent pourraient également leur être défavorables, les poussant à se nourrir d’aliments ne suffisant pas à couvrir leurs besoins nutritionnels. Pour poursuivre ces recherches et mieux comprendre comment les taxons s'adaptent à leurs nouvelles contraintes environnementales, il importe maintenant de réaliser des études intégratives explorant les liens entre changements alimentaires, état de santé des organismes, et évolution des populations des espèces concernées. La question de savoir comment la résilience des communautés pourrait aider les écosystèmes benthiques à se remettre de tels épisodes extrêmes demeure également ouverte.

*Les analyses isotopiques ont été réalisées sur la plateforme EA-IRMS, unique en Fédération Wallonie-Bruxelles, financée par le FNRS et l’ULiège.

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La recherche menée par les scientifiques de l’ULiège contribue aux projets vERSO et RECTO, financés par la politique scientifique fédérale belge (BELSPO) dans le cadre des appels Brain-be et dont Gilles Lepoint et Bruno Frédérich (UR FOCUS) sont co-promoteurs pour l’Uliège. La campagne BELGICA 121 qui s’est déroulée récemment a également été financée par ces projets. De nombreux échantillons à analyser en perspective pour étudier l’effet des changements globaux en Antarctique!

Référence scientifique

Loïc N. Michel, Bruno Danis, Philippe Dubois, Marc Eleaume, Jérôme Fournier, Cyril Gallut, Philip Jane & Gilles Lepoint. Increased sea ice cover alters food web structure in East Antarctica. Scientific Reports, (2019) 9:8062 

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